Courte histoire au travail

S’éteindre à petit feu à prendre le métro chaque matin et à descendre à la même station.

Finir par presque croire que les longs trajets de transport restent utiles pour avancer sa lecture alors qu’on serait si mieux à lire sur un banc, à l’ombre d’un arbre.

Ne plus rien voir à l’horizon que son écran d’ordinateur et sa tasse de thé à 9h pile.

Se donner une routine alors que la monotonie tue toute créativité. Mais au moins, les habitudes donnent quelque chose à s’accrocher.

Ne plus rien espérer que le verre de vin à 17h.

Rire parfois avec des collègues de blagues qu’on ne trouve pas tant drôles mais qui égayent quand même la journée. Parce que c’est toujours mieux de faire semblant de s’amuser que de fixer ce document sans attrait qui n’avance pas.

Regarder toutes les heures par la fenêtre et se dire que ça sert à rien qu’il fasse beau puisqu’on restera enfermé jusqu’à ce que le soleil se couche.

Mais la vue de l’extérieur permet d’oublier quelques minutes son immobilité forcée et peinée.

Changer de position alors qu’être assis fait mal.

Penser à tout ce qu’on pourrait vivre en dehors de ce cubicule.

Se demander pourquoi on ne fuit pas.

Mais il y a l’argent. Cet immonde salaire qui empêche de croire à mieux.  Cet odieux pécule qui donne l’illusion qu’on profite des 48h de liberté chaque fin de semaine.

Et chaque lundi matin, on recommence.

Une couverture qui sentait la lavande

La végétation avait commencé à changer; de la mousse espagnole recouvrait maintenant les branches des arbres. Des arbres qui paraissaient tous âgés de plusieurs centaines d’années et pliaient sur le poids de leur sagesse. Martha avait franchi la frontière invisible qui sépare les habitants du Nord de ceux qui se disent du Sud. Mais elle continuait à rouler. Il fallait continuer à rouler. Pour augmenter toujours plus la distance qui la séparait de sa douleur. Arrivée à Nashville, elle donna son manteau à un mendiant et continua son chemin. Elle n’en aurait plus besoin.

Elle conduisait depuis 3 jours, s’arrêtant uniquement pour dormir dans des motels parfois douteux, sur le bord du chemin, ou pour manger dans des restaurants souvent minables mais qui servaient du café à volonté. Elle ne parlait à personne, n’étant pas encore prête à faire semblant que cela avait un sens.

Les paysages parcourus n’étaient pas magnifiques mais montraient la réalité de l’Amérique; beaucoup de maisons préfabriquées en ruine, de caravanes décrépites ou de champs à perte de vue. Elle traversait des villages déserts, composés d’une rue principale et de la station de service, faisant office aussi de magasin général et de pharmacie. Mais elle ne prêtait guère attention au cachet cinématographique de ces décors d’une autre époque. Elle avançait.

Traversant l’Alabama, elle changea son itinéraire sur un coup de tête et rangea le GPS dans la boite à gant. Elle avait l’envie soudaine de voir le Mississippi. Cela la retarderait d’une journée mais si près de son but, elle n’était plus autant pressée, comme si finalement, elle préférait retarder la fin de ce périple.

Elle s’arrêta à Natchez, contempla le coucher du soleil sur le fleuve majestueux et ressentit un semblant de sérénité. Elle se loua une petite chambre dans un hôtel en bois et s’assit au bar du coin. Elle était la seule femme mais aucun homme n’osait lui adresser la parole, la regardant avec des yeux admiratifs mais craintifs. Elle commanda plusieurs verres de Bourbon, choquant le barman de voir une si jolie fille boire de l’alcool de dur à cuire. Mais elle s’en fichait; elle ne voulait plus penser aux autres. Un band joua des vieilles chansons de blues toute la soirée et Martha décrocha pour la première fois, depuis son départ. Une boule d’angoisse s’évapora au fur et à mesure que les musiciens enchaînaient les chansons.

Rafraichie, le lendemain matin, elle repartit pour la dernière partie de son parcours. Elle atteignit une pancarte se tordant sous l’effet du vent et annonçant enfin Grande Isle. Elle était à quelques kilomètres d’atteindre la fin de la route; là où les terribles ouragans et autres tempêtes prenaient leur envol. Un paysage abimé comme elle. Ici, on avait droit à la violence primaire du golfe du Mexique. Martha avait entendu parler de l’endroit, quelques semaines avant de partir. Lorsqu’elle ne savait plus quoi faire de ses journées, ni comment trouver une voie de sortie de ce bourbier sentimental. Lorsqu’elle avait atteint le bout de sa capacité à endurer la souffrance. Dans un appel désespéré à poétiser son existence, elle s’était dit pourquoi ne pas aller au bout de l’Amérique du Nord.

Elle peinait à marcher tant le vent était puissant et s’effondra dans le sable. Il n’y avait personne; le ciel gris n’attirait pas les touristes. Elle prit la bague, qu’elle avait trainée depuis le début, dans la poche de son pantalon, n’y jeta même pas un dernier regard et la lança loin dans l’eau.

Elle pensa à sa voisine et sa vieille carte décolorée sur le mur de son salon. Elle visualisa les quatre misérables points épinglés dessus et l’aigreur qui habitait depuis toujours cette solitaire infirme. Elle avait envie de quelque chose de plus grand. Elle ne voulait pas devenir prisonnière d’une vie sans étincelle; une existence monotone qui n’était pas faite pour sa personnalité flamboyante et qui la poussait à accomplir des gestes extrêmes tels que trop se donner à Anthony et à tous ces hommes qui l’avaient fait souffrir. Elle les avait laissés l’atteindre si dangereusement, tout simplement parce qu’elle s’ennuyait. Cet ennui avait failli la détruire.

Assise dans le sable, elle décida qu’elle allait vivre pour sa voisine, par respect pour cette femme qui détestait tout le monde mais l’avait quand même ramassée au plus profond de sa noirceur et lui avait donné un certain réconfort sous la forme d’une couverture qui sentait la lavande. Elle allait partir voyager pour une durée indéterminée puisque plus rien ne l’attendait à la maison. Elle lui enverrait une carte postale de chaque endroit qu’elle visiterait. Elle pourrait éclairer son mur, en le tapissant de ces photos de destinations exotiques, au lieu de l’assombrir avec le rappel de son rêve brisé.

Elle remonta dans la voiture louée et se dirigea vers la Nouvelle-Orléans. Elle visiterait un peu la ville. Elle n’était pas encore prête à adresser la parole aux étrangers et feindre la légèreté, mais se poser quelques jours dans la civilisation lui ferait du bien. Et puis, elle irait magasiner un billet d’avion avec le peu d’économies qui lui restait. Le moins cher, peu importe où est-ce qu’il l’amènerait. Ça serait le point de départ pour la suite.

Enfin, elle visualisait une suite.